Apprendre à vivre

Ma très chère maman,

J'envoie cette lettre que tu ne liras jamais, d'un endroit où tu n'iras jamais, à une adresse où tu ne retourneras probablement jamais.

J'aurais peut-être dû t'envoyer une lettre avant que tu ne partes, mais je n'en savais rien ; la première m'est revenue. Mais, c'est pas grave, c'est trop tard, maintenant. Peut-être que je te retrouverai un jour, et je pourrais te donner cette lettre. J'espère que si je te rencontrais, je te reconnaîtrais. J'exagère sûrement, ça fait combien de temps ? Dix ans ? Je pense que c'est toi, qui ne pourrais pas me reconnaître. Peut-être même que tu t'es remariée. J'ai appris, pour papa. Je suis désolée. J'espère que tu vas bien, que tu refais ta vie, sans lui. J'ai grandi, maman. Et toi, tu as certainement vieilli. Mais, tu as encore bien des années devant toi ! S'il te plaît, profites-en. Je te mentirais si je te disais que tu ne me manques jamais. Chaque jour, chaque nuit, je pense à toi. Oh, maman, si tu savais.

Maman, quand je suis partie, je t'ai laissée derrière moi. Je t'ai abandonnée, et j'ai abandonné papa ; je n'avais plus rien après vous, tu le sais bien. Je n'avais plus rien du tout. Mais, tu dois savoir que je ne pouvais pas rester plus longtemps. Maman, je n'avais plus le choix, il fallait que j'abandonne quelque chose, et j'ai décidé de vivre, de ne pas m'abandonner moi-même. Je ne pouvais plus vivre là-bas, avec vous, alors je suis partie, j'ai brûlé ce qu'il restait de mon identité, et j'ai disparu. Je suis devenue quelqu'un d'autre, maman, et ton souvenir était la dernière chose qui me reliait à mon "moi" d'avant. Je suis quelqu'un de tout nouveau, j'ai même du mal à penser à ce que j'étais. Celle que tu connais, maman, ce n'est pas moi, j'arrive difficilement à croire que ça l'ai un jour été. Oh, si tu savais tout ce que j'ai fait.

Maman, je n'ai jamais été plus heureuse. J'ai rencontré l'amour de ma vie, et un jour, si le cœur nous en dit, on aura même des enfants, on aura même une maison, on aura même un chien, un chat, une tortue ou une tarentule, je sais pas, en fait, j'm'en fous, tant qu'il est avec moi. J'ai fait des allers-retours jusqu'en Norvège, juste pour croiser son regard, juste pour l'embrasser. Il est allé jusqu'en Angleterre, juste pour me ramener une boîte de thé que je voulais. J'ai vu des aurores boréales avec lui, et puis on a pique-niqué sur la glace, dans le désert, on a été jusqu'au Japon pour irer un seul coucher de soleil, on a fait l'amour dans l'eau turquoise, derrière un rocher des Caraïbes, il m'a emmenée au Birdland, à Manhattan, pour que j'entende du jazz, du vrai, comme j'en avais toujours rêvé, et on est sortis ensemble une nuit, à la Nouvelle-Orléans on a dansé jusqu'au matin, et puis il m'a dit qu'il m'aimait, en plein milieu du Pacifique, sur un petit bateau à voile, sous des millions d'étoiles. Moi aussi, je l'aime.

Maman, après être partie, je suis allée me baigner dans des sources en Islande, j'ai vu des volcans, j'ai nagé avec des requins. J'ai escaladé une montagne, maman ! J'ai vu les pyramides d'Égypte, j'ai marché dans le désert, j'ai traversé la jungle amazonienne. J'ai vu tant d'endroits, traversé tant de mers, j'ai vu tant de choses en une seule vie, des choses que tu ne peux pas imaginer. J'ai vu la richesse et la misère, vécu le bonheur et la colère.

Maman, je ne reviendrai pas. À tes côtés, j'ai connu l'angoisse, j'ai embrassé le désespoir, j'ai enlacé la souf. Plusieurs fois, j'ai aussi vu la mort. Je ne savais plus vivre, maman. Voilà pourquoi je suis partie. Et même si j'ai vu les avis de recherche, même si j'ai vu mon visage sur internet, et même à la télé, c'est fini, je ne reviendrai pas. Ce départ m'a tranformée. Je te l'ai dit, je ne suis plus celle que j'étais. Et le regard que je porte sur le monde a aussi changé, tu sais. Je ne suis plus cette enfant aigrie et malheureuse, qui haïssait l'humanité, qui voulait la voir entièrement crever. En réalité, il n'y a rien qui mérite d'être décimé.

J'ai découvert Maman, j'ai découvert que j'aimais la Vie.

Alors aujourd'hui encore, j'exerce mon droit à l'oubli.

Peut-être se reverra t-on dans vingt ans.

Mais hey, regarde, maman, je l'ai fait.

Je sais comment vivre, maintenant.

Ta fille, qui n'a jamais cessé de t'aimer.

#motsimposes6